Machine célibataire (au singulier) est une invention de Marcel Duchamp pour désigner La mariée mise à nu par ses célibataires, même autrement nommé Le Grand Verre.
On peut y voir à tra-Verre.

FAIRE DES MACHINES CÉLIBATAIRES

Michel Carrouges, lui, est « l’inventeur » de l’idée de Machines célibataires au pluriel, à la lecture de La Mariée mise à nu… (il est nécessaire de la lire tout autant que de la voir) et de La Métamorphose de Franz Kafka en une image onirique qui les réunissait.
Restait alors à chercher ailleurs s’il existait d’autres associations telles que celle-ci.

Dès 1974, il travaillait à la réécriture d’un ouvrage paru en 1954, Les Machines célibataires, et une exposition du même nom était aussi en préparation pour le Musée des Arts décoratifs et ultérieurement en Europe.

Il me proposa de travailler avec lui sur l’ouvrage en question, enrichissant son étude par le dessin, mon domaine.

Il me faudrait lire ou relire les huit ouvrages et préparer quelques esquisses sur un ou deux  récits avant un rendez-vous avec l’éditeur George Herscher (éditions du Chêne) et le commissaire de l’exposition Harald Szeeman. L’important était que ces esquisses ne soient pas de simples illustrations mais bien plutôt des plans comme ceux de machines industrielles et les gravures du XIXe et du début du XXe comme on peut en voir aux Arts et Métiers et dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne.
Il m’avertit toutefois que sans l’aval de l’éditeur et du commissaire, les choses n’iraient pas plus loin.
Soit.

J’imaginai alors plusieurs esquisses en m’appuyant sur les nouvelles et roman de Franz Kafka, La Métamorphose et La Colonie pénitentiaire que je connaissais le mieux.
Embarqué dans cette aventure, je ne savais pas que je m’engageais dans un périple immobile d’environ cinq mois.

Pourquoi les planches sont-elles d’un aussi grand format, pourquoi avoir choisi un support aussi sensible que la carte à gratter, la technique de l’encre de Chine, je n’en ai plus une idée précise. Tout cela s’est imposé alors que mes esquisses étaient au trait (non en valeur de gris) et à la mine de plomb.

J’ai donc lu ou relu Kafka, Roussel, Jarry, Verne, Casarès, Lautréamont et Poe. Deux fois par semaine, nous nous retrouvions livrant ma compréhension des textes et l’architecture qu’il me semblait possible de donner à chaque planche.

Je dis planche et non dessin car il s’agissait d’entrée de jeu, selon sa propre direction, d’exercices mentaux ; jusqu’au jour où nous avons parlé, d’un commun accord, de topographies et de plans. Il s’agissait de représenter sur une surface plane les éléments marquants de chaque récit. Une sorte de géographie littéraire qui pourrait se lire comme une carte routière en quelque sorte.

Nos échanges étaient argumentés, lui avec sa parfaite connaissance du sujet, moi avec mes contraintes graphiques et la nécessité de donner une lecture visuelle aussi sobre que possible. Ne garder en quelque sorte que l’essentiel du récit. L’important n’était pas de tout montrer au risque de noyer le lecteur dans trop de péripéties visuelles et narratives.

Durant cinq mois dans l’espace exigu d’un petit appartement que je partageais avec l’une de mes sœurs, Agnès, je me mettais à table, c’était une table d’architecte. L’une de mes tantes restant une discrète mécène. L’avance donnée par l’éditeur était bien trop maigre pour subvenir à mon quotidien.
La Métamorphose fut la première planche réalisée. À peine terminée, j’avais des réserves sur le résultat, d’autant qu’un repentir trop visible à mes yeux, se voyait comme le nez au milieu de la figure. Presque aveugle, MC ne manqua pas de le remarquer. À refaire, plus simple et léger, moins narratif. Les limites de mon choix initial avaient été repoussée. À partir de la planche refaite, la manière fut enclenchée.

Réaliser les planches était un « exercice » alors tout à fait physique. La longueur de la plupart des traits m’obligeait à bloquer ma respiration et à tenir à même hauteur bras et avant bras tout en gardant souplesse pour ma main qui tenait tire-ligne ou rapidographe. Pour ne pas me faciliter la tâche, j’avais choisi des diamètres plutôt fins 2, 4 et 6. J’ai vite compris que je devais « réussir mon trait du premier coup ».

Mis à part la première présentation de La Métamorphose refaite par la suite, personne ne connaissait le résultat final, sauf ma sœur Agnès. Rendez-vous fut pris une matinée de juin pour présenter l’ensemble à Michel Carrouges, George Herscher et Harald Szeeman. Alignés par terre en appui sur les murs et meubles du bureau de MC, j’ai présenté les huit planches. L’ambiance était silencieuse. Et puis Harald Szeeman a eu un geste étrange, pliant son bras droit vers le haut sa main à hauteur du visage comme s’il voulait saisir un œuf fantôme. Il le saisit… refermant fermemant sa main. Lui, Herscher et MC se sont regardés. Leur silence valait approbation.

JLC